Expédition, 44° Nord

Je ne reconnais plus le quartier. Disparus les petites boutiques et les vieux entrepôts. Je suis perdu au milieu du verre, du béton et de l’acier. Tout est froid. J’entends au loin le bruit d’un chantier, un bâtiment va tomber, un autre le remplacer. Tout est vide, les ouvriers sont partis, les bateaux ne sont plus là.

Les pavés. Un groupe d’ouvriers passe. Ils se rendent à l’usine au bout de la rue. Plus loin un bruit retenti, c’est un bateau qui arrive. Il va y avoir de l’animation sur les quais aujourd’hui.

Cette vision s’évapore. Un camion passe bruyamment laissant derrière lui un nuage de poussière. En face de moi des affiches se décollent du mur, le vent fait bouger les grilles interdisant des endroits autrefois accessibles.

L’occupation, la guerre. On détruit. On reconstruit. On bombarde. La base sous-marine domine le paysage rendant la présence allemande difficile à oublier. Les usines métallurgiques marchent plus que jamais. Les bateaux arrivent et repartent à toute heure.

Je continue de marcher, découvrant ce territoire inconnu. Un hangar abandonné disparaît. Un immeuble fait de l’ombre à une petite maison de pierre. On dirait qu’il va la manger, l’engloutir. On va de plus en plus haut, on renouvelle, on rajeunit. Des vagues d’anonymes viennent alors se fixer sur ces nouveaux rivages.

Un mélange de langue et de couleurs. Venant des îles du sud lointaines, de l’Irlande verdoyante, des pays scandinaves, tous se retrouvent ici. Tous commencent une nouvelle vie dans ce grand port français.

Mes pas me poussent à suivre des rails oubliés, enfouis. A l’image du quartier ils sont cachés afin qu’ils ne puissent témoigner. Encore des grilles. Derrière, les bassins à flots, nous parlent malgré tout du passé maritime pernicieusement enrichissant du XIXe siècle.

Le port, les odeurs, les cris. Encore des fruits venant du bout du monde. Tout le monde s’active sur les quais. Les caisses s’empilent, bientôt elles traverseront jusqu’à la ville. Bacalan n’est pas seulement le port, c’est aussi la porte de Bordeaux.

Je franchis les grilles, je pénètre dans ce monde oublié. Rien n’a changé. Les siècles passent et les bassins à flots sont toujours là. Toutefois ici seul le bruit des travaux parvient encore à briser le silence. Le quartier semble avoir perdu ses habitants.
Percée onirique en terre de mémoire

s'aventurer dans ce lieu c'est comme plonger dans les souvenirs souvenirs heureux quand enfants nous allions jouer dans ces espaces si vastes que même nos ennemis pouvaient y habiter nous pouvions tournoyer voler et combattre avec nos épées de bois un royaume infini où nous partions à l'aventure des plaines immenses ponctuées de lacs de chaînes montagneuses infinies des cris des rires de la joie nous courions nous grimpions l’interdit n’existait pas le monde s’offrait à nous enfants nous découvrions la ville des pantalons troués des chaussures recouvertes de poussière des sourires et des larmes puis un arrêt chez la boulangère elle nous offrait quelques bonbons bonjour monsieur le facteur souvenirs d’une autre époque souvenirs qui reviennent quand on a peur d’oublier puis quand il est l’heure de revenir au présent c’est parfois une dure réalité qui tombe mais un nouveau chapitre qui s’écrit une fois le grand portail de fer franchi un univers se révèle tous ces vestiges d'un temps passé sont comme l'intrusion dans la mémoire d'un inconnu celle du pionnier qui le premier est venu là-bas on peut s'y promener comme dans l'espace on peut en saisir des significations on s'y mêle on s'y introduit peu à peu le doute s'installe imperceptiblement on passe du présent au passé comme dans ces moments où l'esprit se fige un instant avant de glisser vers les souvenirs pour trouver il faut chercher aller plus loin que là où nos pas nous mènent au bord du bassin à l'ouest nous découvrons les ruines de moments vécus tout est déteint usé et poli par le temps on voit comme s'ils revenaient les pionniers dans leur camp s'appropriant la terre pour en faire leur domaine travaillant et buvant chaque jour pour percer les secrets de l'endroit mais il ne faut pas rester là trop longtemps car ces souvenirs ne sont pas les nôtres certains sont peut-être douloureux et alors il serait malvenu de les faire ressurgir de ces terres acquises au prix d'un dur labeur les pionniers sont toujours là des hommes autour d’un feu les flammes se reflétant sur leurs visages fatigués créer la ville demande du temps des efforts constants le fleuve ne se laisse pas dompter pour leurs enfants ils travaillent chaque jour sur cette terre nouvelle pour que la vie puisse se fixer et à jamais se perpétuer alors nous continuons notre chemin dans l'oubli un peu plus loin en longeant les bassins notre regard se porte au-delà des bateaux la ville dont l'eau nous sépare est multiple et changeante après le bassin de grands bâtiments industriels à la peau de tôle grandes carapaces surréalistes semblables à des tortues géantes ouvrant leurs grands yeux d’un jaune de feu la nuit ces masses guettent à distance ces gros monstres passifs sont des montagnes à la colonne vertébrale nous donnant envie de les escalader elles sont un tremplin vers le ciel à la fois proche et lointain inaccessible à l'image du rêve qui habite notre pensée on ne peut jamais vraiment l'atteindre mais sa simple vision est une raison d'avancer l'imaginaire motive nos actions fait s'évader nos pensées vers une ville qui se construit dans le ciel au milieu de nuages irréels et pourtant l’impression de pouvoir la toucher par la pensée explosion de couleurs et de saveurs ce sont de grands espaces arpentés en tous sens un bouillonnement de vie nous porte jusqu'au bout du terrain du côté de la rue nous errons dans et entre des constructions délabrées taguées envahies peu à peu le bâti retourne à la terre tombant lentement en ruines dans un mélange organique de pierre de mortier de béton de métal rien n'est intact épargné de l'ouvrage du temps ou de l'action des hommes mais dans ce qu'il en reste on peut distinguer le passé cela nous emmène vers un futur révolu où l'on veut construire mais on commence par détruire où l'on veut oublier mais on commence par se rappeler où l'on veut avancer mais on continue à regarder en arrière le futur n’est qu’une évolution du passé un chemin qu’il faut arpenter pour dépasser ce que l’on connaît et enfin construire un futur encore inexistant par les projets imaginés travaillés réalisés c'est un idéal qui n'a pas été atteint approché peut-être mais jamais au meilleur du possible ce sont des souhaits des actions vécues des choses créées dans lesquelles on s'est consciemment ou pas installé on a construit des choses puis un jour on les a abandonnées quand on replonge dans ces souvenirs ou quand on s'y retrouve brusquement qu'on franchit la ligne du souvenir pour s'aventurer là-bas on redécouvre le monde qu'on a soi-même construit il n'y a plus la même saveur moins de couleurs peut-être mais on y trouve quelque chose qu'il n'y avait pas avant la conscience du chemin parcouru depuis avec le temps nos projets réalisés ou non s'érodent comme les souvenirs il n'en reste dans notre mémoire que des ruines ici et là en parcourant le domaine on en revient toujours à l'étendue centrale sillonnée par les rails et ceinturée de vestiges du temps des pionniers cette terre est laissée aux circulations libres des usagers rien n'y est définitif irrévocable on pourrait tout déplacer et l'endroit serait différent nous marchons entre ces objets qui sont des limites elles donnent des directions et ouvrent des passages mais c'est un vide qui n'est pas dénué de vie les traces sont visibles sur la terre elle-même tassée comme si elle avait longtemps encaissé le piétinement des pionniers et leur action sur le paysage pourtant rien n'y est fixe cela semble témoigner d'une richesse jamais exploitée comme un désert au milieu d’un espace condensé tout ce temps passé à pratiquer le lieu aurait-il été vain s'il ne l'était pas il en resterait des empreintes bien plus fortes d'un autre côté cela n'a rien d'étonnant il reste toujours des parties de nous-mêmes non-exploitées des vides qui sont la résultante d'efforts portés ailleurs des possibilités que nous n'avons pas saisies des richesses restées en jachère du temps perdu pourtant il suffit de marcher un peu et nous retrouvons le bord du premier bassin une faille dans le quai quelques marches de pierre un escalier à sens unique les marches se perdent dans l'eau embarquer débarquer se mouiller se noyer une barque pour s'évader couler le long du fleuve pour découvrir de nouveaux univers on est retenu par une simple corde à demi ensevelie sous l'eau les pionniers ont dû revenir ils avaient sans doute l'intention de repartir mais la barque atteste qu'ils ne l'ont pas fait qu'est-ce qui les a empêchés de s'en aller quelle que soit la réponse la barque est là symbole du désir d'évasion parfois ce souhait ne se réalise pas par manque de courage ou de foi dans le rêve ou parce que ce saut dans l'inconnu est trop exigeant mais peut-être aussi la barque a-t-elle atteint son objectif pour ensuite revenir à quai c'est le signe du retour à la base à l'essentiel aux origines pourquoi ne pas monter dans la barque la détacher partir
Alliage organique a la lisière de la ville

Tout lieu imaginé, est influencé par une multitude de limites qui contribuent à définir son identité. Chaque espace, quelque-soit son échelle est contraint par d'autres espaces. Les premières limites venant à l'esprit sont avant tout d'ordre physique. A l'échelle de la Terre par exemple, les mers, les océans, les barrières rocheuses, les plages sont autant de limites pour les continents et pour tout être vivant. Mais les limites sont-elles toujours d'ordre physique?
Non, on ne peut réduire les limites à un seul type... : imaginaires, psychologiques, politiques, sociales, culturelles, ...
Un lieu se construit avec ces limites et à travers celles-ci ; elles lui permettent d'exister justement ou non.
La société ne cesse d'évoluer et d'établir de nouvelles normes qui font évoluer les limites et les espaces.
Les limites sont sources de pouvoir: elles permettent à tout être vivant de maintenir un espace vital d'appartenance, qu'il s'approprie. On identifie des territoires aux formes et esthétiques distinctes du fait d'appropriations différentes des lieux. Ces limites sont en perpétuels mouvements, elles se perçoivent de manière singulière. Au vécu différent, un regard différent.
Sans limites, tout perd son caractère : les limites définissent la forme, la luminosité, l'ambiance à travers l'appropriation que l'humain et la nature s'en font. Comment pourrait-on qualifier un lieu sans limites? Est-ce un espace plat, incolore, inodore, non peuplé et infini? Dans ce cas un lieu peut-il encore être défini comme tel?
Quartier bavard

Nous étions là, au milieu d’un lieu encore inconnu. Une forêt de tôles métalliques, du gris, du noir, de l’hier, du neuf… Tellement neuf, que les trottoirs nous crachent leurs cailloux sous les pieds, tentant de nous faire tomber dans les crevasses, essayant de nous emmêler dans leurs câbles fraîchement déposés, ou déjà vieux et écorchés. Ils nous forcent à composer avec eux, à déambuler sur la route. Mais nous n’avons peur de rien, nous partons à l’aventure. Rien ne nous arrête. Là, des géants parallélépipèdes vitrés, vitreux, taulards. Grisâtres, sombres, monochromes, géométriques. Étouffés comme au milieu d’une monstrueuse foule, immobile, riche de silence. Il y a trop, et rien, un plein vidé, plus aucun sens. Un sentiment d’oppression se crée. Ces géants métalliques nous encerclent, comme s’ils allaient nous manger. Les plaques de tôle ondoient. Les câbles électriques frissonnent. Les vitres nous aveuglent. Les balcons jaillissent des parois. Seul le béton reste calme, allongé de tout son long, épousant la forme de chaque édifice. La peau se craquelle, s’assèche, cet air sec nous pétrifie. Les yeux fermés, parmi eux. Le silence. Seul le vent caresse nos joues. Un bruit sourd se prononce plus loin. Spontanément, un autre surgit de notre droite. Il s’arrête à quelques mètres de nous. C’est un vacarme envahissant, résonnant dans nos oreilles, faisant vibrer le sol. Il s’intensifie quelques secondes, puis part, passe rapidement devant nous, disparaît doucement. Instinctivement, continuant à nous enfoncer, nous cherchons une issue. Soudain, un obstacle. Une paroi immense et opaque se dresse devant nous, nous interdisant le passage. Elle ne nous laisse aucune parole, aucune négociation. Elle décide. À gauche, la continuité de notre parcours jusqu’ici, mais bien plus sombre. À droite, un espace rempli de lumière. Inconnu ou familier ? Le pionnier choisi l’inconnu. Libération. Une envie d’évasion. On respire enfin. C’est ce qui décrit le mieux ce qu’il s’est passé lorsque l’on est sorti de cette forêt de métal. Un espace autre s’offre à nous. Délaissé. Un vague vaste terrain, qui a l’air de ne rien avoir à nous apprendre, et pourtant… Après avoir traversé petits fourrés et herbe sèche, secouant la poussière du sol, le terrain s’est révélé à nous. Des vestiges anciens ressurgissent de terre. Sortent pour nous montrer une direction. Convergence ; les rails pointent de nouveaux éléments, les faisant surgir de l’horizon. Le silence commence à se faire présent. Par curiosité nous les écoutons, et partons droit vers le passé de ce site ; désormais orphelin. Un garde immobile nous barre la route. Le chemin de fer le franchit, l’ignore. Nous le suivons. Peut-être devrions-nous nous arrêter ici… Nous ne sommes pas les bienvenus, on nous crie de partir. Pourtant nous poussons les portes et découvrons un tout autre monde. Les pavés nous font remonter le temps. L’humidité revigore notre enveloppe, le mouvement renaît. Nous changeons de monde et de temporalité. L’ancien temps se jette sur nous, mais nous l’adoptons. Les bassins à flot sont presque vides, l’ambiance générale grisâtre, mais aucune tristesse ne s’en dégage. Surprise, joie, le sentiment d’abandon d’évapore. Les vieux bateaux se laissent rouiller et les rails disparaissent sous les pavés, laissant comprendre qu’ils ont fini de nous montrer leur chemin. Pourtant nous ne faisons que commencer…
LES PIONNIERS
Un lieu, un objet, ou encore une matière, peuvent-ils exister sans limites ?
Paul Citroen "Metropolis" 1923